10ème réforme de la loi allemande contre les restrictions de concurrence – un contrôle des concentrations simplifié et les abus de position dominante revisités
Afin d’adapter le droit allemand de la concurrence à la numérisation de l’économie, la loi allemande contre les restrictions de concurrence (Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen – GWB) a été révisée une dixième fois. Après une procédure relativement longue (I), la 10ème réforme intègre de nombreux changements (II) qui doivent être mis en perspective d’un droit européen en pleine évolution (III).
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I. La procédure législative : naissance d’une loi innovante
Un premier projet de loi avait été présenté début 2020 par le ministère fédéral de l’Économie (« Referentenentwurf »).
Après quelques modifications apportées à la deuxième version publiée par le gouvernement fédéral en septembre 2020 (« Regierungsentwurf »), le projet avait ensuite été discuté au sein du Parlement allemand (Bundestag) et du Conseil fédéral allemand (rassemblant les Länder, Bundesrat). Ce dernier avait ensuite communiqué son avis sur ce projet le 6 novembre 2020. L’une des propositions centrales du Bundesrat consistait à accorder une plus grande attention à la protection des consommateurs, notamment en permettant que l’autorité fédérale de concurrence allemande (Bundeskartellamt) puisse interdire les violations graves du droit des consommateurs qu’elle identifie au cours d’une enquête sectorielle. Néanmoins, cette proposition n’avait pas été retenue.
Le projet législatif avait ensuite été évalué au sein de la Commission économique du Bundestag où une audition d’experts dans la matière avait eue lieu le 25 novembre 2020. Les experts, le président du Bundeskartellamt, Andreas Mundt, des universitaires et des représentants de l’industrie et des consommateurs, avaient largement salué le projet et souligné la nécessité de réformer le droit de la concurrence à l’ère de la numérisation.
En raison de quelques modifications de dernière minute, notamment en matière de procédure (voir le passage ci-dessous sur le nouveau § 73 (5) du GWB), la deuxième et troisième lecture du projet de loi au sein du Bundestag, auparavant prévues pour le 17 décembre 2020, ont ensuite été reportées au 14 janvier 2021. Il est possible que le législateur ait voulu attendre la proposition de Digital Markets Act (DMA) par la Commission européenne afin d’examiner ses implications sur le projet de réforme. Le DMA, qui a également vocation à traiter de l’évolution du droit européen de la concurrence face au numérique, avait en effet été proposé par la Commission européenne le 15 décembre 20201.
Après quelques modifications en dernière lecture, la loi portant modification du GWB est finalement entrée en vigueur le 19 janvier 2021.
Le projet de réforme adopté est pourtant assez différent du Digital Markets Act, dont le but est, via la mise en place d’un certain nombre d’obligations et d’interdictions imposées aux contrôleurs d’accès2, de rendre les marchés plus équitables et plus contestables.
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II. Les grandes lignes de la 10ème réforme du GWB – accent sur l’encadrement des marchés numériques
La réforme du droit allemand de la concurrence comprend quatre volets principaux : un allégement du contrôle des concentrations (A), un renforcement des contrôles ex post d’abus sur un marché et la création d’une régulation ex ante du pouvoir de certaines entreprises et notamment des plateformes (B), une extension du champ d’application de l’abus spécifique de pouvoir de marché relatif (C) et enfin un certain nombre de mesures de procédures visant principalement à transposer la directive européenne n°2019/1 (directive ECN+) et à rendre la procédure devant le Bundeskartellamt plus transparente (D).
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A. Un allégement du contrôle des concentrations
Le contrôle des concentrations a subi certains changements majeurs :
1. Des seuils de contrôle des concentrations rehaussés
Pour rappel, le contrôle des concentrations était jusqu’alors déclenché en Allemagne par le dépassement de 3 seuils, dont deux seuils de chiffre d’affaires réalisé en Allemagne (le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne d’au moins une entreprise concernée devait être supérieur à 25 Mio. €, et le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne d’une autre entreprise concernée devait être supérieur à 5 Mio. €).
L’autorité de la concurrence allemande (Bundeskartellamt) était régulièrement chargée d’un grand nombre de concentrations notifiées, souvent peu voire pas problématiques. Afin de réduire le nombre de ces cas et de permettre à l’autorité de se concentrer sur les cas plus complexes, lesquels interviennent souvent sur des marchés numériques, il était proposé, dans la première version du projet de loi d’augmenter un des deux seuils de transactions internes (de 5 à 10 Mio. €). La deuxième version du projet de loi issue du gouvernement allait encore plus loin et visait à augmenter également le deuxième seuil de 25 à 30 Mio. €. Selon le gouvernement, cette mesure aurait permis d’éviter aux PME les contraintes d’une notification sans pour autant priver le Bundeskartellamt de la surveillance des cas problématiques. Dans sa version finale, la loi prévoit finalement une augmentation des deux seuils bien plus importante que prévu, à savoir à 50 Mio. € pour le premier seuil et à 17,5 Mio € pour le second.
Les nouveaux seuils de concentrations sont donc les suivants :
- le chiffre d’affaires cumulé mondial de toutes les entreprises concernées doit être supérieur à 500 Mio. € [condition demeurant inchangée],
- le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne d’au moins une entreprise concernée doit être supérieur à 50 Mio. € [anciennement 25 Mio. €], et le chiffre d’affaires réalisé en Allemagne d’une autre entreprise concernée doit être supérieur à 17,5 Mio. € [anciennement 5 Mio. €], ou
- la valeur de la transaction est supérieure à 400 Mio. € et l’entreprise cible réalise des opérations substantielles en Allemagne [condition demeurant inchangée].
Toutefois, ce relèvement des seuils de contrôlabilité ne devrait pas empêcher le Bundeskartellamt de faire examiner certaines transactions problématiques par la Commission européenne. En effet, cette dernière accepte désormais, sur la base d’une lecture renouvelée de l’article 22 du règlement n°139/2004 sur le contrôle des concentrations3 prévoyant le renvoi à la Commission des concentrations susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, d’examiner les concentrations renvoyées par les autorités nationales, même si celles-ci ne dépassent pas les seuils de contrôlabilité du droit national. La suppression de ce critère permettra un contrôle plus efficace des acquisitions prédatrices (« killer acquisitions ») réalisées notamment dans les secteurs numérique ou pharmaceutique. La Commission européenne a publié sur ce point une communication le 31 mars 20214. Dans celle-ci, elle indique qu’elle pourra même examiner des opérations de concentrations ex post, jusqu’à 6 mois après leur réalisation sauf cas exceptionnels dans le cadre desquels le délai peut être encore plus long (voir notre newsletter sur le sujet).
Dans tous les cas, les killer acquisitions effectuées dans des secteurs problématiques identifiés au préalable par le Bundeskartellamt pourraient être appréhendées par le biais d’un nouvel instrument du contrôle des concentrations.
2. Un nouvel instrument de contrôle des concentrations
Avec le nouveau § 39 a du GWB, le législateur allemand ajoute un tout nouvel instrument à la boîte à outils du Bundeskartellamt : cette disposition permet à l’autorité d’obliger, par ordonnance, les acteurs d’un ou plusieurs secteurs économiques à notifier leurs futures concentrations. Cet outil paraît nécessaire dans une situation où une entreprise renforce sa position sur un marché en achetant plusieurs petites entreprises sans dépasser les seuils de notification. Afin de protéger la concurrence sur ces marchés, notamment numériques, le gouvernement souhaite permettre au Bundeskartellamt d’intervenir avant que ces concentrations finissent par permettre à l’entreprise d’acquérir une position dominante. Les conditions d’application d’une telle obligation ne sont toutefois pas faciles à réunir :
- Elle ne peut être prononcée que pour des entreprises ayant un chiffre d’affaires mondial de plus de 500 Mio. € et représentant au moins 15 % de l’offre ou de la demande des produits ou des services dans ce secteur ;
- Il doit exister des motifs objectivement raisonnables de croire que de futures concentrations dans la branche économique concernée pourraient sérieusement nuire à la libre concurrence ;
- L’obligation ne s’applique que pour des transactions où l’entreprise cible atteint un chiffre d’affaires supérieur à 2 Mio. € dont les deux tiers doivent être réalisés en Allemagne.
Le Bundesrat avait toutefois suggéré, dans son avis, de supprimer ce seuil de deux tiers de chiffre d’affaires national. Étant donné qu’un pourcentage important du chiffre d’affaires de nombreuses entreprises du numérique est réalisé à l’international, cette exigence pourrait affaiblir la protection des PME dans ce secteur. Néanmoins, cette considération n’a pas être prise en compte dans la version finale du projet de loi.
- Enfin, l’autorité allemande ne peut rendre une telle ordonnance que si elle a auparavant effectué une enquête sectorielle dans le secteur concerné. Cette dernière condition est susceptible de considérablement réduire la portée de ce nouvel outil.
Il s’agit de noter que l’obligation de notification ne s’applique que pendant trois ans à compter de la date de l’ordonnance du Bundeskartellamt.
3. Ajustement de la durée de la procédure en phase II
Enfin, la durée de la procédure du contrôle des concentrations a également été ajustée. Compte tenu de la pratique antérieure consistant à accorder de nombreux prolongements de délais, il a été décidé de prolonger à 5 mois (au lieu de 4) le délai entre la notification et une décision d’autorisation ou de refus après une étude approfondie du dossier (« Hauptprüfungsverfahren »)5. En revanche, la proposition du ministère fédéral de l’Économie visant à limiter la durée maximale des prolongations supplémentaires à un mois n’a pas été retenue. Il est donc toujours possible que des prolongations d’une durée totale supérieure à un mois viennent rallonger ce premier délai de 5 mois.
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B. Le contrôle de l’abus de position dominante renforcé à l’ère du numérique
Le deuxième pilier important de la réforme du GWB est celui du renforcement du contrôle de l’abus de position dominante face à l’évolution des marchés numériques sur lesquels on constate de fortes tendances à la monopolisation.
1. Des nouveaux critères pour évaluer la position dominante d’une entreprise
Dans cette perspective, les critères de la puissance sur le marché (§ 18 du GWB) intègrent désormais :
- l’accès aux données. L’objectif de cet amendement est de souligner la pertinence de l’accès aux données afin de définir le pouvoir de marché dans tous les secteurs de l’économie.
- le nouveau concept de « pouvoir d’intermédiation » (« Intermediationsmacht» 18 (3b) GWB)6. Le législateur a ainsi voulu, notamment pour les marchés numériques multifaces, souligner l’importance des intermédiaires qui sont souvent des plateformes.
2. Les données considérées comme des infrastructures essentielles
La réforme revoit également la définition de l’accès aux infrastructures essentielles et y intègre l’accès aux données essentielles, dont le refus peut donner lieu à un abus de position dominante sur le fondement du § 19 (2) n° 4 du GWB. Le nouvel article prévoit ainsi que commet un abus l’entreprise qui refuse, sans justification objective, de fournir à une autre entreprise des biens ou des services (contre une contrepartie appropriée), notamment en lui refusant l’accès à des données, à des réseaux ou à d’autres infrastructures, lorsqu’un tel service, bien ou accès est objectivement nécessaire pour opérer sur un marché en amont ou en aval et que ce refus menace d’éliminer une concurrence effective sur ce marché.
Le Bundesrat avait cependant rappelé que cet accès ne peut être exigé que dans les cas où cela est compatible avec le droit de la protection des données personnelles. Dr. Ralf Scheibach de l’Association allemande de l’industrie automobile (parmi les experts interrogés) avait déclaré que l’obligation de donner l’accès aux données doit rester un cas exceptionnel afin de préserver la capacité d’innovation des entreprises sur les marchés numérisés. Il a également préconisé une solution européenne, qui serait préférable à une réglementation purement allemande. Ces préconisations n’ont néanmoins pas mené à une modification du projet de loi.
3. Un nouvel outil destiné à contrôler le pouvoir des “gatekeepers” sur les marchés numériques
Une toute nouvelle disposition, au cœur de cette réforme, permet au Bundeskartellamt de constater l’impact prépondérant sur la concurrence d’une entreprise ayant une position clé sur différents marchés (« Missbräuchliches Verhalten von Unternehmen mit überragender marktübergreifender Bedeutung für den Wettbewerb », § 19a du GWB). Cette disposition vise notamment les plateformes ayant une activité sur des marchés multilatéraux et a pour objectif d’interdire certains types de comportements à de telles entreprises. Afin d’assurer une sécurité juridique aux entreprises, le mécanisme de cet article fonctionne de la manière suivante : un comportement n’est interdit que si le Bundeskartellamt juge (i) préalablement et expressément, par voie de décision, qu’une entreprise dispose effectivement de cet impact prépondérant sur la concurrence (ii) avant d’interdire un certain nombre de comportements listés ci-dessous.
Afin d’identifier qu’une entreprise dispose d’un tel impact (i), l’autorité allemande peut s’appuyer sur un certain nombre de critères notamment listés au §19 a (1) tels que :
- sa position dominante sur un ou plusieurs marchés,
- sa puissance financière et son accès à certaines ressources,
- son intégration verticale et son activité sur des marchés connexes,
- son accès à des données pertinentes pour la concurrence, et enfin
- l’importance de son activité pour l’accès des tiers aux marchés de l’approvisionnement et de la vente ou son influence sur les activités commerciales de tiers (pouvoir d’intermédiation).
À la suite d’une telle qualification, l’autorité allemande peut (ii) interdire un certain nombre de comportements listés au §19 a (2). À ce propos, il s’agit de noter que certains experts7) avaient estimé que les termes du projet de cette nouvelle disposition n’étaient pas assez précis. Dans la version finalement adoptée, la liste des comportements que pourrait interdire le Bundeskartellamt a été effectivement davantage détaillée. L’autorité pourra ainsi interdire un certain nombre de pratiques restrictives à ces entreprises telles que :
- traiter différemment les offres de concurrents de leurs propres offres lors de l’organisation d’appels d’offres ;
- prendre des mesures qui entravent les activités d’autres entreprises sur les marchés de l’approvisionnement ou de la vente, lorsque l’activité de l’entreprise en cause est importante pour l’accès à ces marchés, par exemple en s’assurant que seules ses offres sont préinstallées ou en empêchant les autres entreprises de promouvoir leurs produits ou d’atteindre des clients par d’autres moyens que ceux fournis par l’entreprise en cause ;
- entraver directement ou indirectement des concurrents sur un marché sur lequel, bien que non dominante, l’entreprise en cause est en mesure d’étendre rapidement sa position, par exemple par des ventes liées ;
- utiliser des données relatives à la concurrence recueillies par l’entreprise en cause afin de créer ou d’accroître les obstacles à l’entrée sur un autre marché ou afin d’entraver de toute autre manière l’activité d’entreprises ou encore afin d’imposer des conditions commerciales permettant une telle utilisation de ces données, par exemple en subordonnant l’utilisation des services de l’entreprise à l’accord des entreprises utilisatrices pour le traitement de leurs données provenant d’autres services fournis par l’entreprise en cause (ou par ses prestataires de services), sans qu’elles aient le choix quant aux circonstances, à la finalité et aux modalités de l’utilisation de ces données ;
- rendre plus difficile (ou de refuser) l’interopérabilité des produits ou des services ou la portabilité des données et d’entraver ainsi la concurrence ;
- informer insuffisamment les autres entreprises sur l’étendue, la qualité ou l’efficacité d’un service fourni ou de rendre plus difficile pour elles l’évaluation de la valeur de ce service ; ou encore
- exiger, en contrepartie du traitement des offres d’une autre entreprise, des avantages disproportionnés, par exemple le fait d’exiger, pour la présentation de ces offres, le transfert de données ou de droits alors que celui-ci n’est pas nécessaire.
Une autre modification a été apportée à ce nouvel instrument sur recommandation de la commission économique du Bundestag : la juridiction compétente en cas de recours contre une décision de l’autorité de concurrence allemande fondée sur cette nouvelle disposition est la Cour fédérale de justice allemande (le BGH), § 73 (5) du GWB. Il s’agit là d’une dérogation à la règle de base établissant la compétence de la Cour d’appel (OLG) de Düsseldorf. Ce recours direct au BGH s’explique par une volonté d’accélérer la procédure8 afin d’obtenir une décision ayant force de chose jugée, ce qui est primordial dans le contexte des marchés numériques qui évoluent très rapidement. Toutefois, dans la perspective de la protection des droits de la défense, cette initiative supprime un degré de juridiction !
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C. L’abus d’un pouvoir de marché relatif ou supérieur est élargi
Le droit allemand de la concurrence contient depuis 2013 (8ème réforme du GWB)9 une disposition spéciale, le § 20 du GWB, qui porte sur la notion de pouvoir de marché relatif ou supérieur, inexistante en droit européen, mais similaire à certaines dispositions existant dans d’autres droits nationaux (en droit français10). Cette disposition a pour but d’appréhender les abus d’entreprises qui n’ont pas de position dominante, entendue de manière absolue, mais qui ont néanmoins une force importante sur le marché en comparaison avec celle détenue par d’autres entreprises.
1. Le champ d’application du concept du pouvoir de marché relatif élargi
Le principe du pouvoir de marché relatif s’applique surtout à une position de force dans le cadre d’une relation verticale : d’autres entreprises sont tellement dépendantes d’une entreprise en tant que fournisseurs ou clients de cette entreprise qu’elles ne disposent pas d’alternatives suffisantes et raisonnables pour écouler leurs produits/services ou s’approvisionner. Il est interdit à une telle entreprise d’adopter certains types de comportements, à savoir d’opérer une « entrave déloyale » d’autres entreprises, une discrimination ou encore d’exiger des avantages injustifiés.
Ce concept a également subi des modifications dans le cadre de la 10ème réforme du GWB :
- Auparavant, le pouvoir de marché relatif ne pouvait exister que vis-à-vis des petites et moyennes entreprises. Cette restriction a maintenant été supprimée, car la pratique a montré que les grandes entreprises peuvent également être dépendantes. Le champ d’application de la disposition a donc été étendu.
- Toutefois, un autre critère restrictif y a été ajouté : un cas de pouvoir de marché relatif ne devrait exister que s’il y a un déséquilibre manifeste par rapport au pouvoir de l’autre entreprise. Cette disposition vise à exclure les cas où les parties ont un pouvoir égal, par exemple dans le cadre d’une interdépendance entre les deux entreprises.
- En outre, le législateur a précisé que le principe du pouvoir de marché relatif s’applique aussi aux entreprises dotées d’un pouvoir d’intermédiation, si d’autres entreprises sont dépendantes de la prestation d’intermédiation afin d’accéder aux marchés de l’approvisionnement ou de la vente.
- Enfin, une nouvelle catégorie de dépendance a été définie : la dépendance peut également exister lorsqu’une entreprise dépend pour la poursuite de ses activités de l’accès à des données contrôlées par une autre entreprise. Le refus d’accès à ces données moyennant un prix raisonnable peut constituer une entrave déloyale.
2. Un ajout pour faire face au phénomène du « Tipping »
Dans le cadre cette fois de la relation horizontale entre une entreprise et ses concurrents, il existe le concept de pouvoir de marché supérieur. À l’inverse du pouvoir de marché relatif, ce concept ne peut être mis en œuvre que vis-à-vis de concurrents de petite ou moyenne taille.
Sur ce point, la réforme du GWB a introduit une nouvelle interdiction : une entreprise disposant d’un pouvoir de marché supérieur sur un marché multiface n’a pas le droit d’empêcher ses concurrents d’obtenir des effets de réseau indépendants si un risque sérieux de restriction de la concurrence sur ce marché en découle. Par exemple, le fait d’empêcher les consommateurs de pratiquer le multi-homing (affiliation à plusieurs réseaux sociaux, plusieurs banques, plusieurs plateformes etc.) ou de rendre plus difficile un changement de plateforme pourrait être constitutif d’un tel comportement. Dans ce cadre-ci, il n’est toutefois pas nécessaire que le concurrent soit une petite ou moyenne entreprise. L’objectif est d’empêcher le « tipping », c’est-à-dire le basculement d’un marché en faveur d’un acteur disposant déjà d’une position forte. Le seuil d’intervention de cette nouvelle disposition étant plutôt bas, son champ d’application a été limité aux marchés multifaces généralement susceptibles d’être sujets au « tipping ».
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D. Des mesures visant à transposer la directive ECN+ et à rendre la procédure devant le Bundeskartellamt plus efficace et transparente
La nouvelle loi comporte plusieurs dispositions visant à rendre la procédure devant le Bundeskartellamt plus efficace et plus transparente, notamment :
- un assouplissement des conditions de l’ordonnance de mesures provisoires par le Bundeskartellamt. Jusqu’à maintenant, l’ordonnance était conditionnée au risque de dommages graves et irréparables ( 32a du GWB). Une telle mesure pourra désormais être prise simplement s’il est établi qu’elle est nécessaire pour la protection de la concurrence ou pour éviter des préjudices graves à une entreprise. Le nouveau dispositif prend ainsi en compte la nécessité de rendre rapidement des décisions et tire les enseignements de la situation antérieure sur les marchés du numérique. La condition pour la prise de mesures conservatoires était si exigeante qu’elle pouvait difficilement être atteinte, ce qui limitait fortement la possibilité pour le Bundeskartellamt d’adopter des mesures provisoires ;
- la modification du 32 c du GWB dans une optique de transparence. La nouvelle version de l’article prévoit le droit pour une entreprise d’obtenir une confirmation de la part de l’autorité allemande de concurrence qu’un projet de coopération horizontale ne soulève pas de problème au niveau du droit de la concurrence (lettre de confort). L’objectif est de renforcer la sécurité juridique pour les entreprises dont la coopération avec un concurrent soulève des questions juridiques inédites ou implique un niveau élevé d’investissements ;
- la transposition de la directive ECN+, notamment par la révision des pouvoirs d’enquête du Bundeskartellamt. Les dispositions relatives aux demandes d’informations et aux perquisitions ont été adaptées. En outre, le droit d’interroger les représentants des entreprises a été introduit. Le programme de clémence, qui n’était auparavant régi que par des lignes directrices, a été inséré dans le GWB (§ 81 h et subs.) ; et enfin
- l’introduction d’une règle relative à la charge de la preuve, qui devrait permettre aux victimes d’ententes de faire valoir plus facilement leurs droits. Selon la nouvelle rédaction du 33a du GWB, il sera présumé de manière réfragable qu’un achat de biens ou de services effectué pendant la durée d’une entente a été impacté par celle-ci. Jusqu’à présent, les demandes de dommages et intérêts avaient, dans certains cas, échoué, malgré l’existence d’un cartel avéré, car les demandeurs n’avaient pas pu prouver l’impact de l’entente sur leurs achats.
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III. Perspective – l’évolution du GWB en parallèle de la législation européenne
Comme évoqué ci-dessus, la Commission européenne a récemment (15 décembre 2020) publié sa proposition pour un règlement “Digital Markets Act”. Le projet ressemble partiellement à la solution trouvée au niveau allemand : la Commission européenne a prévu de désigner des grandes plateformes qui auraient une fonction de “gatekeeper” (contrôleur d’accès) sur le marché européen. Ces plateformes seraient ensuite soumises à des obligations, telles que, par exemple, permettre aux entreprises utilisatrices d’accéder aux données générées par leurs activités sur leur plateforme ou encore ne pas faire de pratiques d’auto-préférence. Il existe ainsi quelques chevauchements avec les nouvelles dispositions allemandes mais le projet de DMA est souvent différent de l’approche adoptée par l’Allemagne.
Toutefois, si la réforme allemande est entrée en vigueur et des procédures sont déjà entamées utilisant les nouveaux fondements introduits en droit de la concurrence allemand (enquête du Bundeskartellamt contre Facebook et son casque de réalité virtuelle Oculus), le Digital Markets Act n’en est lui encore qu’au stade de proposition. Or, celui-ci empêcherait les États membres d’adopter des législations nationales imposant des obligations supplémentaires aux gatekeepers lorsqu’ils poursuivent l’objectif de garantir la contestabilité et l’équité des marchés (art. 1- (5)). Si le Digital Markets Act venait à être adopté en l’état, il est possible que la législation allemande, et notamment son nouvel article § 19 a du GWB, soit considérée comme allant à l’encontre de cette disposition et doive donc être révisée. On verra dans les prochains mois comment se déroule l’articulation des législations sur le numérique entre le droit européen et le droit allemand, et de manière générale avec les droits nationaux.
- Proposal for a REGULATION OF THE EUROPEAN PARLIAMENT AND OF THE COUNCIL on contestable and fair markets in the digital sector (Digital Markets Act), 15/12/2020, COM/2020/842 final [↩]
- « Gatekeepers » [↩]
- Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises [↩]
- Communication de la Commission européenne, Orientations de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires (2021/C 113/01), 31/03/2021 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:C:2021:113:FULL&from=EN [↩]
- voir § 40 (2) du GWB [↩]
- « (3b) Lors de l’évaluation de la position sur le marché d’une entreprise agissant en tant qu’intermédiaire sur les marchés multifaces, il faut également tenir compte de l’importance des services d’intermédiation qu’elle fournit en termes d’accès aux marchés de l’approvisionnement et de la vente» / « (3b) Bei der Bewertung der Marktstellung eines Unternehmens, das als Vermittler auf mehrseitigen Märkten tätig ist, ist insbesondere auch die Bedeutung der von ihm erbrachten Vermittlungsdienstleistungen für den Zugang zu Beschaffungs- und Absatzmärkten zu berücksichtigen. » [↩]
- Dont le professeur universitaire Rupprecht Podszun (un des experts écoutés devant la commission économique du Bundestag [↩]
- Pour un exemple de procédure longue, voir l’affaire Facebook – Bundeskartellamt qui a fait l’objet de renvois mutuels entre la Cour d’appel de Düsseldorf et la Cour suprême fédérale depuis 2019. L’affaire est par ailleurs loin d’être terminée : elle vient d’être renvoyée vers la CJUE. Décision du 6 février 2019, B6 – 22/16 [↩]
- Les concepts de pouvoir de marché relatif et supérieur étaient déjà présents depuis 1999 (6ème réforme du GWB) dans l’ancien § 20 al. 2 et al. 4 du GWB. [↩]
- La notion d’abus de dépendance économique prévue à l’art. L. 420-2 alinéa 2 du code de commerce [↩]