Le benchmarking peut-il constituer une restriction de concurrence par objet ?
- A la uneAffaire C-298/22 Banco BPN/BIC Português SA contre Autoridade da Concorrência
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans sa récente décision du 29 juillet 2024 relative aux échanges d’informations entre six des plus grands établissements de crédit portugais, a retenu qu’un échange d’informations, organisé de manière confidentielle concernant des données réciproques et mensuelles relatives aux écarts de taux de crédit et variables de risque, actuelles et futures, ainsi qu’aux chiffres de production individualisés des participants à cet échange peut être considéré comme une forme de coordination entre entreprises restreignant la concurrence au sens de l’article 101 paragraphe 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
14 établissements (dont les six plus grands au Portugal) ont pendant près de 11 ans échangé des conditions commerciales actuelles et futures en matière de crédits, notamment concernant des grilles d’écarts de taux et les volumes de production. Ces établissements ont expliqué qu’il s’agissait seulement d’une coordination informelle sur les conditions commerciales des différents crédits proposés et selon eux assimilables à une pratique de simple benchmarking. Ils ont été condamnés par l’Autorité de concurrence portugaise (« l’AdC ») pour une restriction de concurrence par objet pour un échange d’informations sensibles et stratégiques. L’intérêt de cette affaire tient à ce que l’AdC a considéré qu’un tel échange d’informations était :
- « autonome », c’est-à-dire décorrélé de toute pratique concertée de concurrence, tel un accord sur les prix ou sur la répartition des marchés ; et
- néanmoins constitutif d’une restriction par objet, c’est-à-dire ne nécessitant pas un examen de ses effets éventuels sur les marchés concernés pour considérer qu’il enfreint le droit de la concurrence.
L’AdC a ainsi infligé aux participants une amende d’un montant global de 225 millions d’euros.
Les établissements de crédit ont formé un recours contre la décision de l’AdC devant le tribunal de la concurrence portugais en soutenant à l’inverse que ces échanges d’informations ne comportaient pas un degré suffisant de nocivité pour retenir une restriction de concurrence par objet, qu’en démontrer les effets était aussi nécessaire.
Estimant qu’il n’existait pas de précédents en la matière, le tribunal portugais a, par une question préjudicielle, interrogé la CJUE sur la possibilité et sur les conditions dans lesquelles un échange d’informations peut être qualifié de restriction de concurrence par objet.
Dans sa décision, la CJUE fournit de précieuses indications pour délimiter une restriction par objet dans un tel cas :
- l’échange d’informations, même s’il n’est pas assorti d’un accord de coopération, doit correspondre en lui-même à une forme de coordination entre les entreprises qui aurait pour conséquence de créer des conditions de concurrence ne correspondant pas aux conditions normales du marché concerné. A cet égard, elle rappelle que chaque opérateur d’un marché est censé déterminer sa politique commerciale et ce, sans avoir connaissance des futures actions de ses concurrents. Un échange d’informations confidentielles et stratégiques éliminant cette incertitude peut donc fausser l’essence même du principe de la concurrence et présenter les caractéristiques d’une restriction de concurrence par objet ;
- elle détaille la définition des notions d’informations confidentielles et stratégiques ; une information confidentielle étant celle inconnue des opérateurs économiques évoluant sur le marché concerné, et une information stratégique correspondant aux « (…) informations de nature à révéler, le cas échéant, après avoir été combinées avec d’autres informations déjà connues des participants à un échange d’informations, la stratégie que certains de ces participants entendent mettre en œuvre à l’égard de ce qui constitue un ou plusieurs paramètres au vu desquels s’établit la concurrence sur le marché en cause» (point 64 de la décision) ;
- enfin, elle précise que des informations portant sur des actions passées et actuelles peuvent aussi, tout comme celles portant sur des actions futures, être considérées comme stratégiques dès lors que leur communication permet aux participants à cet échange de pouvoir déduire avec précision les futures actions et stratégies sur le marché des autres participants.
Tel pourrait être le cas en l’espèce, dès lors qu’au regard de la description des faits en cause par le tribunal portugais, il semble que les informations échangées portaient, notamment, sur les intentions de modification future des écarts de taux de crédit des participants à l’échange.
La CJUE confirme ainsi la possibilité qu’un échange d’informations autonome puisse constituer une restriction de concurrence par objet et laisse à la juridiction portugaise le soin de confirmer si les conditions d’une telle restriction de concurrence sont en l’espèce remplies. Ce faisant, la décision invite – si besoin en était – l’ensemble des entreprises à la prudence dans les pratiques que ces dernières peuvent considérer comme relevant du simple benchmarking.