Les accords de non-débauchage sous l’angle du droit de la concurrence : une innovation
- A la unePar trois décisions au cours du mois de juin 2025, trois autorités de la concurrence en Europe ont inauguré (de façon concertée?) une forme de cartel d’un nouveau genre qui intègre des accords de non-débauchage et font du droit de la concurrence un instrument de protection du marché du travail.
Dans les trois décisions (Commission Européenne, Autorité française de la concurrence, Autorité slovaque de la concurrence), il s’agit des accords de non-débauchage de salariés entre concurrents.
- La primeur revient à la Commission Européenne qui – dans un communiqué du 1er juin 2025 – a annoncé avoir infligé une amende de 329 millions d’euros aux sociétés Delivery Hero et Glovo, toutes deux actives dans le secteur de la livraison de repas, pour avoir participé à des pratiques anticoncurrentielles entre 2018 et 2022. Parmi les reproches, figuraient des pratiques malheureusement classiques en matière de répartition géographique des marchés et d’échanges d’informations commercialement sensibles permettant un alignement de comportement. Mais, c’est là l’originalité et la nouveauté, figuraient parmi celles-ci des accords de non-débauchage, visant à ne pas débaucher leurs salariés respectifs, dit accord de « non poach ».
Ces pratiques ont été qualifiées d’infraction par objet au sens de l’article 101 et de l’article 53 de l’accord EEE. L’absence de contestation de griefs a conduit à une transaction bénéficiant d’une réduction d’amende de 10 %. On reviendra sur cette décision dans une autre newsletter à propos de la participation minoritaire que détenait l’une des sociétés dans l’autre.
- La décision de l’autorité française de concurrence (Pratiques de non-débauchage : l’Autorité de la concurrence sanctionne quatre entreprises actives dans les secteurs de l’ingénierie, du conseil en technologie et des services informatiques | Autorité de la concurrence) intervenue quelques jours plus tard, le 11 juin 2025, visait cette fois le secteur de l’ingénierie, du conseil en technologie et des services informatiques. La décision est centrée uniquement sur la mise en œuvre de pratiques de non-débauchage, il n’y a pas ici d’autres pratiques visées.
L’autorité a sanctionné deux ententes : l’une entre Expleo et Bertrandt, qui a été mise en œuvre pendant 6 mois et l’autre entre Ausy et Alten, mise en œuvre pendant 9 ans. Entre les sociétés concernées, figurait un accord général de non-débauchage, prenant la forme d’un gentlemen agreement, en vertu duquel les parties s’interdisaient mutuellement de solliciter et d’embaucher leur personnel qualifié respectif.
Dans l’une des ententes, l’accord prévoyait que les deux sociétés s’interdisaient de manière mutuelle le débauchage comme l’embauchage de certains personnels dits business managers, mais poussait également celles-ci à se concerter lorsque de tels mouvements étaient en projet.
Dans l’autre, de façon analogue, les entreprises s’interdisaient le débauchage de personnel, mais également l’embauchage en cas de candidature spontanée. Dans les pièces saisies lors des OVS, les rapporteurs ont mis en évidence la mise en œuvre effective de l’accord et notamment l’existence de contacts réguliers entre les parties à l’entente afin d’éviter de se livrer une guerre des embauches.
Ces accords présentaient par ailleurs la particularité d’être de portée générale et sans limitation de durée.
L’autorité a considéré que les accords généraux de non-débauchage entre entreprises visant à s’interdire mutuellement de solliciter et d’embaucher leur personnel respectif sont des pratiques anticoncurrentielles par objet.
Une sanction de 29,5 millions d’euros a été prononcée au global entre trois des entreprises, la quatrième bénéficiant d’une exonération au titre du programme de clémence pour avoir révélé la pratique à laquelle elle avait pris part.
- La décision slovaque (KARTELY: PMÚ uložil prvú pokutu za kartelovú dohodu na trhu práce | Protimonopolný úrad SR) rendue le 24 juin 2025, sanctionne l’entente conclue au travers d’une association professionnelle spécialisée dans le secteur de l’industrie et du commerce de combustibles, dont les membres avaient adopté un code d’éthique (hum) qui avait vocation à leur interdire le débauchage mutuel de leurs employés. L’autorité slovaque, qui a considéré qu’il s’agissait d’une restriction par objet n’a, compte-tenu du caractère novateur et pédagogique de cette décision, prononcé qu’une condamnation d’un montant symbolique de 10.000 €.
Ces trois décisions montrent à la fois l’unité de vue des autorités qui considèrent ces pratiques comme des infractions par objet et l’importance de tels accords dont la nocivité particulière est soulignée par l’autorité slovaque, qui considère qu’une telle pratique est susceptible de conduire à une allocation inefficace des ressources humaines, une diminution de la concurrence sur le marché concerné, une baisse des salaires ou encore une détérioration des conditions de travail. L’ensemble de ces conséquences pouvant aboutir à des répercussions sur les consommateurs finaux.
De son côté, la décision française l’ancre dans les particularités du secteur qui se caractérise par l’importance stratégique des ressources humaines pour la réalisation des prestations, l’importance des mouvements de personnel qui peuvent perturber le fonctionnement des entreprises et par voie de conséquence la réalisation des missions confiées par les clients à ces acteurs.
Comme le déclarait Margrethe Vestager à l’époque où l’enquête a démarré, pour la Commission ces pratiques comportent « des effets négatifs potentiels sur les prix et sur le choix des consommateurs, ainsi que sur les possibilités offertes aux travailleurs ».
Ainsi, on ne pourra pas considérer que de telles accords sont vertueux, parce qu’ils permettent d’éviter des échanges d’informations sensibles entre entreprises concurrentes.
Par ailleurs, il faudra aux DRH d’autres pare-feux pour traiter les démarches de leurs salariés qui sollicitent les concurrents pour négocier à la hausse leur salaire !
Dans cet ensemble, la décision française va plus loin et précise certains contours. Bien qu’elle ne le dise pas dans son communiqué, elle laisse bien sûr hors de son champ les clauses de non-sollicitation, fréquentes, qui figurent dans les contrats entre une entreprise et son client concernant des salariés qui sont en contact direct avec le client.
Mais surtout, elle laisse ouverte la possibilité entre concurrents de conclure des accords de non-sollicitation dans des contrats de partenariat dont l’objet est circonscrit et la durée limitée.
L’autorité française a ainsi été amenée à rendre un non-lieu sur un troisième grief qui visait cette hypothèse, en considérant, dans ce cas, qu’il ne s’agissait pas d’une restriction ayant un objet anticoncurrentiel et qu’en outre il n’y avait pas de preuve que de telles pratiques avaient entraîné des effets anti concurrentiels.
Les nuances ainsi introduites sont précieuses, elles seront à manier avec précaution !